L’artiste multiplie les dégradés gestuels et les effets de contrepoints, au service d’une écriture élastique nourrie par des danseurs virtuoses.
Rosita Boisseau
Publié aujourd’hui à 19h00
Une danse lancée comme une toupie dans l’espace, filant vite, vrillant ici et rappliquant là. Ce déploiement magique, qui a fait tanguer en grande largeur, lundi 17 mars, le plateau du Théâtre de la Ville, à Paris, est chorégraphié par Emanuel Gat. Son talent pour
tisser la scène de fils invisibles explose une fois encore dans Freedom Sonata. Avec 11 interprètes en piste, ce spectacle créé en 2024 pour fêter les 30 ans de travail de l’artiste depuis son premier solo, Four Dances, en 1994, rayonne de beauté et de vigueur esthétique.
Freedom Sonata est au cœur d’un débat délicat qui parasite sa vision. Il s’appuie entièrement, à l’exception d’un morceau de Beethoven, sur l’album The Life of Pablo (2016), de Kanye West. Les déclarations récentes, antisémites notamment, du
producteur et rappeur américain, ont poussé le Théâtre de la Ville, en collaboration avec Chaillot-Théâtre national de la danse, qui coprogramme la pièce, à avertir le public du contexte de cette création.
Sur les sites respectifs des deux salles, dès fin février, une information a été donnée, répercutée le 5 mars par un envoi d’e-mails aux spectateurs ayant acheté leur place. Cinquante personnes sur 2 979 ont demandé leur remboursement. Dans le programme, on peut aussi lire. « Nous ne pouvons rester silencieux devant les propos intolérables de Kanye West. Dans le contexte géopolitique complexe, le racisme, l’antisémitisme, la misogynie affichés par l’auteur résonnent de manière particulièrement sinistre. »
Kanye West en bande-son
Il est précisé que des discussions ont eu lieu avec Emanuel Gat, qui a décidé « de maintenir sa pièce en l’état ». Il est rappelé « qu’un pourcentage du prix des billets est versé au titre de droits d’auteur par l’intermédiaire de la Sacem. Seule une partie de ces droits va à Kanye West, puisque l’album The Life of Pablo, datant de 2016, est le fruit d’une collaboration avec plusieurs artistes ».
Le refus d’Emanuel Gat de changer la musique de son spectacle ravive le vieux débat de la séparation de l’homme et de l’artiste. « Je fais la différence entre l’œuvre et la personne, nous a confié Emanuel Gat. Je travaille depuis cinq ans sur les albums de Kanye West. Et, selon moi, ce créateur est un visionnaire. »
Le chorégraphe, juif d’origine marocaine né en Israël, installé en France en 2007, explique ses raisons : « Freedom Sonata est une pièce d’Emanuel Gat. Ce n’est pas un concert de Kanye West, ni une œuvre à son sujet. Si j’avais accepté de modifier la bande-son, non seulement j’annulais mon spectacle en tant que tel, mais je considère qu’il y a un problème dedans. Le problème, c’est la personne de Kanye West, et pas moi. Je refuse de céder à la censure. Censurer Freedom Sonata n’est pas un acte contre les propos de Kanye West, c’est plutôt effacer le message porté par la pièce, qui est l’inverse de ses mots haineux. »
Impossible effectivement de décoller les sons de Kanye West du spectacle, sauf à complètement le disqualifier. Sur un plateau vide, comme toujours chez Emanuel Gat, Freedom Sonata joue aux dominos. Pas de scénographie pour une danse ample qui se suffit à elle-même. Le sol est noir d’abord et fait claquer le blanc des costumes des interprètes, puis blanc à l’opposé de leur nouveau vestiaire sombre. Les lumières, également conçues par Emanuel Gat, projettent des carrés et des rectangles qui se superposent les uns sur les autres, soutenant les circulations fluides et véloces des danseurs.
Les couches sonores et leurs ambiances impulsent un phénomène de palpitation qui scande les entrées et les sorties des interprètes comme des battements de cœur.
Régulièrement, ils se rassemblent sur un mouchoir de poche pour reprendre des forces, resserrer les liens, et se disséminent aux quatre vents sans se perdre de vue. Aucun besoin pour Emanuel Gat de mettre en scène des tableaux à l’unisson, tant la troupe semble profondément connectée. Chaque danseur est seul et néanmoins avec les autres, séparé et ensemble dans ce « système humain » que le chorégraphe affine depuis ses débuts.
Son écriture élastique, nourrie par sa complicité avec les danseurs, prend toutes les formes possibles sans jamais s’enfermer dans un moule. Elle multiplie les dégradés gestuels, les effets de contrepoints. Un trio s’échappe et dialogue à distance avec un duo, qui lui-même tient à l’œil un groupe à l’extrémité opposée du plateau. Un homme semble prendre la conduite de la troupe, qui reproduit ses mouvements avant qu’une autre personne ne le remplace, et ainsi de suite dans un relais joueur de savoir-faire. Touffu et paradoxalement limpide, le réseau de correspondances chorégraphiques se reconfigure en continu. L’harmonie du collectif se diffuse dans ce miroitement des corps signé Emanuel Gat.
Freedom Sonata, d’Emanuel Gat. Théâtre de la Ville/Chaillot nomade, Paris 4e. Jusqu’au 21 mars. Le 3 mai, au Festspielhaus Bregenz, Autriche.