Par Ariane Bavelier
Publié le 19 mars 2025 à 15h31
CRITIQUE - La danse peut-elle célébrer la liberté de l’interprète et donner naissance à un chef-d’œuvre ? Le chorégraphe en signe la splendide démonstration au Théâtre de la Ville.
Quelle est donc cette nouvelle pièce d’Emanuel Gat pour laquelle l’exigeant public du Théâtre de la Ville se lève comme un seul homme? Elle s’appelle Freedom Sonata. Et livre une splendide démonstration de liberté, exercice rarement présenté en danse, une discipline plus souvent qu’un art, selon Gat qui en dénonce l’apprentissage et l’exercice en forme de copie et d’embrigadement. Reste à savoir comment chorégraphier autrement. Gat, jouant les paradoxes, donne la démonstration que cela est possible. Selon lui, le rôle du chorégraphe est d’observer et de découvrir ce que les danseurs lui proposent, pour en faire émerger une matière qui n’est pas fabriquée mais déjà là. Il suffit, dit-il, de se mettre à l’écoute et de la saisir au paroxysme de sa liberté. La pièce pour autant ne tient en rien du vaste bazar. Exposition, développement, réexposition: tel est le fil de la forme sonate et tels sont les trois temps de cette Freedom Sonata, réflexion sur l’élévation et la gravité, qui démarre avec des costumes blancs sur un fond noir et s’achève sur une scène blanche avec des costumes noirs. Même fumée, éclairages calculés et contre jours raffinés. Il est naturel que la liberté, bien exercée et excellemment servie, induise des transformations.
Son matériau ? Une troupe de onze personnalités, affûtées par le jeu de la recherche. Rien ne les entrave : elles sont dans l’intelligence de leurs gestes et dans le plein exercice d’elles- mêmes. Leur danse fuse: elle est le langage avec lequel ils échangent. Il est éphémère et parle d’eux- même. De leur quotidien, sans être jamais bridé par l’ambition de « faire artistique » ou « sublime ». On est sur un dance floor, dans la marche, la course, le défi, le groupe, la solitude, la tendresse, la quête d’élévation. Le vocabulaire n’a rien de convenu. Pirouettes et grands jetés restent au placard. Les mouvements sont faits de tout bois, comme dans une conversation sans entrave. Certaines combinaisons restituent sans aucun accessoire la manière dont on se fait un café, ou dont on supplie, pour la lancer aux autres et mieux aller ailleurs.
Car à ces propositions, les autres répondent par des unissons ou des dialogues. Les tableaux s’organisent, succession de figures instables comme les matériaux de nos vies mêmes, tant cette troupe de onze, livrée à ces échanges en liberté, a de l’énergie à revendre. Évidemment la beauté surgit, envoûtante, magnifique, au même titre que la vitesse, l’abandon, l’absence, la présence, l’élégance, le défi, la caresse, un porté ou une génuflexion.
Le jeu qui a précédé à la création laisse la danse dans un état de vivacité splendide. On dirait qu’elle s’invente encore. Le chorégraphe signe la répartition des groupes dans l’espace qui soudain se révèle autre : les plages de musique peuvent y couler, elles ne façonnent en rien cette scène où Gat libère la danse dans son surgissement pur. Car la musique est à l’origine de la pièce, même si le plus souvent les danseurs ne l’écrivent pas sur elle. Ils sont assez grands pour suivre ou non, ici plutôt que là, au moment d’être en scène, sa musicalité. Liberté encore : Gat a choisi de mélanger l’album Life of Pablo de Kanye West à la sonate op 111 en ut mineur de Beethoven. Il n’en attendait rien, une fois de plus, craignant que ses visions n’entravent la liberté des danseurs. Il n’en attendait rien, donc tout était possible. Au risque du chef-d’œuvre.
» Freedom Sonata, au théâtre de la Ville jusqu’au 21 mars, puis en tournée.